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Volkan Tanaci a troqué le costume cravate qu’impose le secteur bancaire pour la combinaison d’apiculteur il y a maintenant plus de 10 ans. Après avoir constaté que les abeilles meurent à la campagne à cause des pesticides utilisés pour l’agriculture intensive, il est venu essaimer CityBzz dans la capitale. Idéaliste mais surtout sensible, il aborde avec nous son métier polyvalent et singulier d’apiculteur urbain. 

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À l’aise et confiant, Volkan ne revêt pas toujours sa combinaison d’apiculteur quand il s’agit de nous montrer ses ruches car il sait que ses abeilles n’ont aucune raison de l’attaquer.

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Bonjour Volkan ! Comment en es-tu arrivé à l’apiculture ?

Je pense que le travail occupe une place centrale dans la vie. Quand j’ai quitté la Turquie pour la France, refuser de travailler dans un grand groupe bancaire me semblait inenvisageable. Alors j’y suis allé, mais à reculons car je n’y voyais pas de sens, ni d’utilité. Un jour, j’ai décidé de parcourir des étapes du chemin de Compostelle. C’est durant ces randonnées que j’ai été captivé par la beauté de la nature. Au fur et à mesure, je ressentais la nécessité de trouver un travail lié à celle-ci, qui serait utile pour la vie et fécond. Mais j’aime aussi la ville, particulièrement Paris, alors j’ai d’abord tenté de faire une formation d’agent d’entretien des espaces naturels. L’apiculture est venue à moi par un ami qui m’a parlé à l’époque d’un apiculteur en recherche d’employé·e·s. Je n’y connaissais rien, c’est auprès de lui que j’ai tout appris.

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Durant cet apprentissage, tu t’occupais de 800 ruches réparties sur un rayon de 25km avec un collègue. Quelles différences ressens-tu dans la gestion des ruches en ville par rapport à la campagne ?

À la campagne, les ruches ont beau être très nombreuses et dispersées, en gérer des centaines n’est pas un problème car on anticipe tout, en suivant le cycle de vie des abeilles. C’est appréciable, mais ce sont des tâches répétitives. La gestion des ruches reste sensiblement la même en ville. La saison commence aussi en avril, mais il n’y a qu’une seule récolte au mois de juin et chaque ruche peut produire jusqu’à 15 kilos de miel. Ce qui diffère vraiment, ce sont mes activités connexes propres à l’apiculture urbaine qui me demandent de me déplacer quotidiennement. Par conséquent, le rythme à Paris est beaucoup plus dense et épuisant, notamment à cause des bouchons et du métro. Mais être auprès de mes ruches est méditatif et comme elles sont pour la plupart sur des toits, je porte un autre regard sur Paris. 

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Sais-tu combien de ruches il y a dans Paris aujourd’hui ?

Plus de 1500 mais un chiffre exact est compliqué à donner car il n’y a pas de travail de cartographie rigoureux et centralisé.  En tant qu’apiculteur·ice, le recensement qui nous est demandé est approximatif : on ne peut pas indiquer d’adresse précise, ni le nombre de ruches par zone. En plus de cela, du côté des entreprises, certaines ne déclarent pas avoir installé des ruches. Enfin, les ruches peuvent être facilement déplacées, faussant parfois les données. Ce dont je suis sûr, c’est que CityBzz a une cinquantaine de ruches actuellement.

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« C’est une fausse polémique qui cache la partie immergée de l’iceberg selon moi »

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La transhumance des ruches en ville a fait couler beaucoup d’encre, notamment parce que les abeilles domestiques feraient de la concurrence aux autres insectes pollinisateurs, créant un épuisement des ressources et un déséquilibre pour la biodiversité.  Qu’en penses tu ? 

Je suis d’accord. Cependant, il faut nuancer. Déjà, parce que la nature est bien faite et que chaque espèce a une stratégie différente. Les abeilles domestiques butinent rarement les fleurs mellifères [fleurs dont le nectar est utilisé par les abeilles pour produire du miel] dont la densité est peu élevée. Elles fonctionnent en colonie donc elles vont communiquer entre elles les sources de nectar les plus concentrées. Par ailleurs, les abeilles domestiques ont une langue assez courte, qui ne leur permet pas de butiner certaines fleurs. Mais surtout, c’est une fausse polémique qui cache la partie immergée de l’iceberg selon moi. Le vrai problème, ce sont les entreprises non-engagées. Ces structures ont des politiques commerciales agressives qui les poussent à installer leurs ruches n’importe où, sans considérer l’équilibre de la biodiversité ni la vie des abeilles. C’est un business pour elles. 

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Tu veux dire qu’il n’y a pas de réglementation qui pose des limites concernant le nombre de ruches qu’une entreprise peut installer ?

Non, une même entreprise peut installer autant de ruches qu’elle le veut, sans restriction de périmètre. Concernant les acteurs publics, la mairie de Paris n’installe plus de ruche dans les jardins publics suite à cette polémique. À Paris, les ruches sont très concentrées dans le centre. C’est une aberration de continuer à en installer car selon moi, il n’y a pas assez de végétation pour satisfaire les besoins de toutes les espèces pollinisatrices. Aujourd’hui on a besoin de réglementations plus strictes, mais aussi de plus d’études et d’un vrai travail de cartographie.

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Quels sont les critères d’installation des ruches chez CityBzz ? 

Pour moi, je fais attention à l’accessibilité donc j’évite les toits techniques. Mais le plus important, ce sont mes abeilles. Alors je veille à ce que la hauteur maximale des ruches ne dépasse pas 8 étages. Au-delà, il y aurait trop de vent et elles dépenseraient beaucoup d’énergie pour atteindre leur habitat. En plus de la hauteur, je m’assure qu’elles auront de quoi se nourrir suffisamment sans perturber les autres espèces. Les abeilles sont capables d’aller à 3 kilomètres de rayon de leur ruche donc je vérifie la végétation environnante, qui est d’ailleurs très variée à Paris.

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Paris est une grande ville dont la pollution des sols et de l’air est avérée. Est-ce que cela a des répercussions sur la qualité de ton miel ?

Cela peut sembler paradoxal, mais non. Chaque année, je fais analyser le miel de CityBzz : 160 particules de carbures sont recherchées ainsi que 4 métaux lourds (plomb, cadmium, arsenic, mercure). Ce sont des analyses coûteuses rendues possibles grâce aux entreprises partenaires. Dans mon miel, il n’y a évidemment jamais aucune trace de pesticide puisque leur utilisation est interdite en ville. Il arrive que des traces de plomb soient relevées mais elles restent inférieures aux normes imposées pour le commercialiser et n’ont aucune conséquence sur la qualité ou le goût de mon miel. 

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Le miel de CityBzz a récolté 7 prix en 5 ans et demi au niveau départemental, national et international qui en attestent sa qualité. Tu as notamment fait partie du podium Apimondia, le concours international de référence, en 2017 puis en 2022. Comment sont jugés les miels dans le cadre de concours et par qui ?

Dans le cadre de concours départementaux, seul le goût est jugé. Concernant les concours nationaux, des analyses sont effectuées. Pour le concours international Apimondia aussi, et elles sont encore plus complexes et exigeantes car les échantillons doivent être envoyés dans des laboratoires indépendants. Passer les analyses de ces laboratoires constitue la première étape pour prétendre au podium car des résultats insatisfaisants signifient l’élimination d’office. En 2022, l’année durant laquelle j’ai obtenu la médaille de bronze, sur plus de 350 échantillons proposés initialement, seulement 158 ont passé l’étape des analyses. Cela veut dire que plus de la moitié contenait des pesticides, des antibiotiques, des sucres non-naturels… Après avoir passé cette première étape, le visuel est évalué par 6 jurys constitués de différents métiers de bouche. L’aspect du miel est inspecté en y faisant passer une lumière très puissante à travers. L’aspect du pot est aussi examiné, notamment les normes d’étiquetage. Enfin, le goût est évidemment jugé à l’aveugle. Il est important de garder à l’esprit que sans analyses, on ne peut pas distinguer un faux miel médiocre d’un vrai miel de qualité car les abeilles sont capables de faire du miel à partir de sirop de sucre de canne par exemple.

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Alors comment reconnaître un miel de qualité en tant que consommateur•ice ?

Tout d’abord, bien lire l’étiquette. Si vous voyez les mots « assemblage » ou « mélange » ou encore que la provenance du miel est « hors UE » alors il est fort probable que ce ne soit pas un miel de qualité. Si le miel est cristallisé, c’est un bon présage car cela veut dire qu’il n’est pas chauffé. Chauffer le miel permet de gagner du temps pour le mettre en pot mais au-delà de 40 degrés, il perd de ses bienfaits car les liaisons moléculaires sont cassées. C’est ce qui confère par ailleurs l’aspect liquide permanent de ces miels. Les miels distribués ont souvent été déjà conditionnés plusieurs mois et devraient donc déjà être cristallisés. Bien entendu, l’aspect dépend de la variété florale, comme celui d’acacia qui reste très longtemps fluide. Ou encore l’intervalle de temps entre la récolte et la vente : le miel de CityBzz est liquide quand vous l’achetez car il est fraîchement récolté et presque aussitôt vendu. Mais généralement, un miel trop fluide, voire liquide, est le signe d’un miel chauffé.  Je conseillerais aussi d’essayer de trouver du miel de France bio car c’est déjà la garantie de ne pas y trouver de pesticides puisque le cahier des charges de l’agriculture biologique en France est exigeant. Le mieux reste de consommer local et d’aller à la rencontre de vos apiculteur·ice·s, observer comment ils•elles parlent de leur miel. 

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 « Sans les abeilles, sans insectes pollinisateurs, il n’y a plus de vie »

Être apiculteur·ice urbain c’est donc gérer les ruches mais aussi aller à la rencontre du public. Quoi d’autre encore ? 

Mon métier d’apiculteur urbain est très varié. D’une part, je travaille avec des entreprises pour lesquelles j’installe des ruches sur leur toit. Une fois le miel de ces ruches récolté, il est redistribué aux salariés dans des pots personnalisés. Je leur assure aussi des ateliers de teambuilding autour du monde apicole. D’autre part, je m’occupe des ruches installées sur des sites de tiers lieux comme Bercy Beaucoup dont la récolte et surtout la vente auprès du grand public me prennent du temps. En parallèle, je recherche des parrainages pour ces ruches. C’est une alternative pour les entreprises qui ne peuvent pas installer de ruches sur leur toit. Enfin, j’interviens auprès de tous les publics pour mener des ateliers de sensibilisation. C’est ce qui me plaît le plus car sans les abeilles, sans insectes pollinisateurs, il n’y a plus de vie. Donc durant ces ateliers, je parle de la protection de la biodiversité et j’invite les gens à se questionner sur leurs pratiques quotidiennes. Sensibiliser, ce n’est pas que pour les abeilles, c’est aussi pour nous, pour vivre dans un monde plus viable. 

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Quelles sont les conséquences du dérèglement climatique sur les abeilles ? 

Le passage d’une saison à l’autre est tellement brusque que les abeilles ont du mal à comprendre et s’adapter. Il faut dire que depuis des millions d’années, elles vivent au rythme des saisons. Or maintenant, il n’y en a plus. Ce qui est le plus à craindre est la sécheresse. Sans la pluie, bien que les bourgeons parviennent à fleurir, les abeilles ne butinent pas car les fleurs ne rejettent pas de nectar. Ce dernier est produit par exsudation de l’eau à travers la plante depuis les racines, entraînant avec elle les sucres qui constituent le nectar. 

Le réchauffement climatique entraîne aussi la venue de prédateurs tels que le frelon asiatique l’été. Il décime des colonies entières en mangeant les abeilles dès qu’elles sortent, ce qui les pousse à rester à l’intérieur et à consommer leurs réserves qui s’amaigrissent très vite puisqu’elles cessent de butiner. Cette situation stresse la reine, ce qui l’empêche de pondre alors que de jeunes abeilles sont nécessaires pour entrer dans la période hivernale. D’autant plus que l’hiver, le varroa, cet acarien qui suce le sang des abeilles, fait rage. Normalement en ville il y a peu de mortalité dans les ruches, mais cette année je dois reconnaître qu’il y en a eu une très forte.

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Comment adaptes-tu ta pratique ?

Il faut que je sois beaucoup plus présent auprès des ruches. Il y a 50 ans, les abeilles étaient totalement autonomes et l’apiculteur·ice consacrait plus de temps au processus de mise en pot. Évidemment, j’essaye d’être optimiste et c’est pour cela que la sensibilisation me tient autant à cœur, ça me donne de l’espoir quand je vois les gens s’impliquer autant dans les ateliers. Les abeilles sont un moyen pour évoquer le sujet du réchauffement climatique et ses conséquences. Elles sont importantes mais, derrière, il y a d’autres enjeux et problématiques à soulever. 

Autrement, comme je voulais aller plus loin dans ma démarche de responsabilité écologique, j’ai pris la décision il y a 2 ans d’effectuer mes déplacements à vélo. Aujourd’hui 80% des déplacements de CityBzz se font par ce biais : livraison de miel, entretien des ruches, animation et une partie de la récolte. D’ailleurs, grâce à ce mode de transport, je prends un plaisir total dans mon métier car à vélo on dispose de plus d’espace physique et par conséquent mental aussi. Ça me permet de réfléchir plus posément sur mes futurs projets. 

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« Je pense qu’on a tous·tes une mission à mener pour notre avenir »

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Peux-tu nous parler de tes projets futurs ?

Je veux continuer à faire découvrir au public la vie au sein une ruche grâce à l’expérience de réalité virtuelle immersive, mise en place il y a 3 ans. Avec l’Association Francophone d’Apithérapie (AFA), qui comporte un comité de médecins, nous travaillons depuis un an sur les effets des bourdonnements des abeilles sur l’humain. Selon le travail qu’elles effectuent, elles produisent des sons divers et le chant de la reine est différent. 45 bénévoles équipés de capteurs se sont prêtés à l’expérience et on y a observé des effets relaxants.  Très bientôt, avec le Centre de Recherche pour l’Etude et l’Observation des Conditions de vie (CRÉDOC) nous allons mener un sondage sur l’avenir de la biodiversité auprès de la population.  

À terme, j’aimerais surtout consolider et répandre davantage la pratique du biomimétisme. C’est-à-dire apporter aux structures publiques des outils de collaboration et de communication qui s’inspirent du mode de fonctionnement de la nature, en l’occurrence celui d’un rucher. Les abeilles occupent 5 fonctions différentes durant leur très courte vie de 45 jours : nettoyeuse, nourrice, bâtisseuse, gardienne et enfin butineuse. Elles ont la capacité d’optimiser leur énergie, mais surtout leurs ressources en consommant tout ce qu’elles produisent. L’idée profonde de ce projet est de créer une société plus solidaire.

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Bercy Beaucoup, c’est “une expérience à compléter par vos soins”. Comment chacun·e peut compléter cette expérience selon toi ? 

Je pense qu’on a tous·tes une mission à mener pour notre avenir, pour l’humanité. Bercy Beaucoup donne cette opportunité car c’est un lieu de partage d’expériences. On y découvre le vivre-ensemble. Il suffit d’y venir, de participer aux événements, de collaborer, d’échanger nos savoirs faire. Bercy Beaucoup donne la possibilité aux parisien·ne·s d’agir.

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Propos recueillis par Inès Toquin